LES LONGS SENTIERS DE LA VENGEANCE
Personne n’avait remarqué la présence de ce petit bout d’homme tapi dans l’encoignure de la porte d’entrée du 15 rue Liancourt. Il est vrai que l’heure tardive de cette pluvieuse soirée d’hiver n’était guère propice à la flânerie et le ciré noir du bonhomme le soustrayait aux regards détournés des passants
Depuis ce jour de Juillet 1942 et l’intrusion dans l’appartement familial de ces deux policiers flanqués d’un soldat allemand son existence n’a plus été qu’un long chemin de croix .Il se remémore du haut des souvenirs de ses dix ans la présence de son voisin de palier, Judas de l’aube naissante, confirmant l'occupation habituelle des lieux par cinq personnes,, tous juifs d’origine polonaise .Il le voit lorgnant ostensiblement en direction du piano Pleyel et des chandeliers d’argent posés sur la cheminée de marbre .Sans aucun doute la rétribution monnayée et promise pour sa trahison .
Le froid devenait de plus en plus vif et la pluie fine criblait son visage de mille perles d’eau sans qu’il n’éprouve le moindre désir de s’essuyer. Il triturait machinalement dans sa poche le révolver un Herstal 6,35, une arme minuscule appréciée en son temps par la gent féminine, qu’il avait précautionneusement armé Enfin il arrivait au bout de sa quête …
Sans autre explication, Ryszard, ses deux sœurs ainées et ses parents furent conduits à un autobus bondé de familles désemparées qui démarra dans un nuage de fumée noire nauséabond en direction du boulevard de Grenelle.
Il était maintenant vingt-trois heures .Si le renseignement était exact Djaus devrait rejoindre dans cinq ou dix minutes son domicile du 17 rue Liancourt .Ryszard malgré les trente années écoulées depuis ce terrible jour était certain de reconnaitre l’infâme dénonciateur de l’été 42.
L’autocar stoppa brutalement devant le vel’ d’hiv .Le conducteur malhabile stationna difficilement le véhicule devant l’entrée surveillée par une cohorte de policiers en arme .Des milliers d’hommes, femmes, enfants se concentraient à l’intérieur, tétanisés par une terreur incrédule des événements matinaux
Le voilà, c’est lui, c’est sûr, il arrive au bout de la rue à l’heure exacte. Pour la première fois depuis longtemps, Ryszard ressentait une véritable émotion, comme l’aboutissement d’un long voyage, le retour au port…
Un des policiers de l’escorte, un quinquagénaire bedonnant à la moustache conquérante, marqua un temps d’arrêt visiblement interloqué par la présence de cette foule silencieuse .Ryszard pensa de longues années plus tard que le débonnaire Gardien de la Paix pris alors conscience de l’ampleur de la rafle et du destin funeste qui se profilait pour ces malheureux Juste avant d’atteindre la sortie du tunnel ,mû par on ne sait quelle conviction ,il prétexta de ma part un besoin urgent pour me conduire en un lieu discret. Le regard de ma mère en cet instant valait toutes les paroles .Je compris qu’il me fallait suivre le policier et elle savait qu’elle ne me reverrait plus jamais Je me retournais une dernière fois et je vis ma famille engloutie à jamais dans cette immense marée humaine qui ignorait encore sa funeste destinée. Le policier me conduisit à une porte de secours non surveillé .Là, après moultes précautions et renseignement pris, il m’intima l’ordre de me rendre en courant et sans me retourner chez mon oncle .Le brave homme me sauva la vie.
C’était lui ,Ryszard percevait distinctement son visage qui en dépit des vicissitudes du temps n’avait pas changé Jamais sa famille n’était revenue des camps de la mort et maintenant c’était lui qui tenait le glaive de la justice .Il saisit l’arme dans sa poche et le canon positionné vers le sol ,il se dirigea d’un pas décidé à la rencontre de Djaus .Celui-ci levant alors le regard aperçu ce brin d’homme dans son linceul noir et remarqua immédiatement la présence du petit révolver .Mais au grand étonnement de Rysard ,il continua à avancer, son visage maintenant tout près ne trahissait aucune émotion ni frayeur, un peu comme si lui aussi fataliste attendait le jour où enfin il paierait sa trahison comme une délivrance. La nature humaine est si complexe que ce jour la Rysard ne tira pas. Il avait compris que la souffrance du remord de Djaus manifeste par son désir de mourir perdurerait toutes son existence comme un châtiment divin et lui ôter la vie serait le délivré de sa peine terrestre .Sa vie sera sa peine. Et puis, son assassinat n’aurait en rien apaisé sa colère et l’aurait indubitablement hissé au rang des bourreaux du 16 juillet 1942.
Si un jour si vous déambulez rue Liancourt dans le XIV arrondissement, arrêtez-vous à hauteur du numéro 15, vous verrez une bouche d’égout, si vous mettez la main à l’intérieur vous trouverez un révolver Herstal probablement rouillé ….vous pouvez le conserver, il n’appartient à plus personne